Véhesse

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Billets qui ont 'Schmitt, Carl' comme auteur.

vendredi 30 septembre 2016

Fascination du djihad

Ce billet m'évoque Carl Schmitt et celui-ci devrait plaire à Laurent Chamontin.

mardi 27 août 2013

La lettre de Walter Benjamin à Carl Schmitt

La théologie politique de Paul est la transcription d'un colloque intervenu en février 1987. C'est la traduction critique (dans le sens où elle opère quelques modifications et corrige des erreurs) de la transcription allemande parue chez Fink. Elle y ajoute les références bibliographiques des textes parus en français et des annexes.

La première annexe est intitulée "L'histoire de la relation Jacob Taubes-Carl Schmitt". Elle commence par ces mots: «Je [Jacob Taubes] voudrais faire une remarque préliminaire», mais je ne comprends pas préliminaire à quoi: cette remarque (p.143) est-elle intervenue avant l'introduction (p.17) — et dans ce cas pourquoi cela n'a-t-il pas été mise au début du livre — ou en cours de colloque — mais dans ce cas pourquoi n'a-t-elle pas été placée au fil du texte, ou au moins appelée en note de bas de page au cours du texte?

Quoi qu'il en soit, je copie un extrait du début, qui cite la lettre de Benjamin à Schmitt, une «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar» (sans compter le plaisir de voir Adorno appelé "Teddy"):
Mais le problème est plus fondamental. La division en «gauche» et «droite», qui est mortelle depuis 1933, mortelle pour la gauche […1], lorsque, après la guerre, la guerre civile s'est poursuivie sur le plan intellectuel (en tout cas, je viens d'une ville2 où la première question est toujours: est-il de gauche ou de droite? Je ne cacherai pas que j'ai du mal à m'y faire). […]

On voit très bien que ce schéma gauche-droite ne tient pas la route, et en effet, l'ancienne Ecole de Francfort était en rapport étroit avec Schmitt, si nous considérons non pas seulement les chefs officiels de l'Ecole, à savoir M. Horkheimer et le «musicien» Adorno, mais également Walter Benjamin, un esprit plus profond qui, en décembre 1930, écrit encore une lettre à Carl Schmitt et lui envoie son livre sur le Drame baroque accompagné de la remarque suivante: «Vous remarquerez très vite combien ce livre vous doit dans sa présentation de la doctrine de la souveraineté au XVIIe. Permettez-moi de vous dire, en outre, que grâce à vos méthodes de recherche en philosophie de l'Etat j'ai trouvé, dans vos œuvres ultérieures, particulièrement La Dictature, une confirmation de mes méthodes de recherche en philosophie de l'art.» Quand j'ai eu cette lettre en main, j'ai appelé Adorno et je lui ai demandé: «Il y a deux volumes de correspondance de Benjamin. Pourquoi cette lettre n'a-t-elle pas été publiée?» Sa réponse a été que cette lettre n'existait pas. J'ai alors répliqué: «Teddy, je reconnais les caractères d'imprimerie, je connais la machine avec laquelle Benjamin écrivait, ne me racontez pas d'histoires, j'ai le texte en main.» Adorno a alors dit que cela n'était pas possible. C'est une réponse typiquement allemande3. J'en ai alors fait une copie et la lui ai envoyée à Francfort. Un archiviste, M. Tiedemann, s'y trouvait encore. Et Adorno m'a rappelé en disant: «Oui, cette lettre existe bien. Mais elle a été perdue.» J'en suis resté là!

Jacob Taubes, La théologie politique de Paul, Seuil 1999, annexe 1 p.143-144





1 Un passage n'a pas pu être enregistré.
2 Rappelons que Taubes arrive de Berlin, où il enseigne. [N.d.T.]
3 Allusion sans doute à ce vers célèbre du poème de Christian Morgenstern: «Weil nicht sein kann, was dicht sein darf» (car ce qui ne doit pas être ne peut pas être). [N.d.T.]

samedi 13 août 2011

Claude Mauriac - Et comme l'espérance est violente

Le tome 21 m'avait convaincue que ce journal était à lire par les élèves cherchant à se documenter sur l'histoire immédiate (enfin, comment appelle-t-on l'histoire du XXe siècle? l'histoire contemporaine? Je n'aime pas cette expression). C'est un journal idéal pour des étudiants en première année de Sciences-Po, par exemple (il est peut-être un peu délicat à manier pour des lycéens, car sa structure décousue jouant sur des rapprochements de situations nécessite d'être déjà familier avec la chronologie générale des événements).
Et puis, naturellement, il s'adresse à ceux qui aiment les journaux pour leur dimension d'histoires secrètes, intimes, sachant qu'ici nous ne sommes jamais loin de la confidence politique (de haute tenue).

Ce tome 3 est plus chronologique et s'attache à deux hommes, ou trois, ou quatre: de Gaulle et Foucault, de Gaulle via Malraux, Foucault et Deleuze.

L'évocation de de Gaulle commence avec les événements de 1958 et les doutes de Mauriac père et fils concernant la légitimité des actes de Gaulle. Cela éveille mes souvenirs de lycée et ce que tentait de nous expliquer notre professeur d'histoire (les doutes en 1958 devant une possible tentation dictatoriale de de Gaulle, doutes qui laissaient sceptiques ou indifférents des lycéens des années 80) prend soudain de l'épaisseur devant l'émotion et le trouble de deux gaullistes de toujours; d'autre part cela fait contrepoint à ma lecture récente de la Théorie du partisan qui analyse (entre autres) l'action et la logique du général Salan.
Au fil du texte, tout cela paraît si récent, et tellement fort dans ses implications et possibles conséquences, qu'il me semble soudain mieux comprendre la gesticulation politique actuelle: en absence d'événements véritablement dramatiques, il faut bien théâtraliser l'absence d'enjeu.
Cette évocation se terminera avec 1968, sachant que la déconvenue, l'amertume ou le ressentiment de Pompidou sont rapportés par Claude Mauriac dans le tome 2 du Temps immobile (Les espaces imaginaires) (Pompidou était un ami de Claude Mauriac depuis l'époque de la Résistance).


Dans la première partie, intitulée "Malraux et de Gaulle", Claude Mauriac interroge Malraux pour tenter d'avoir des témoignages sur les périodes qui échappent à ses propres souvenirs. C'est l'occasion de prendre conscience de l'incongruité de la position de Malraux:
[…] Malraux servit de Gaulle et fut desservi par lui. Il lui apporta beaucoup et n'en reçut rien. Si puissant était, pour «la gauche», le préjugé antigaulliste que l'on s'y étonna de voir Malraux survivre à cette conversion. Tel est son génie (tel celui, enfin reconnu par les hommes de gauche, de de Gaulle) qu'il a gagné, à la fin, n'ayant rien perdu de son prestige s'il n'y a rien ajouté.
[…]
Et d'autant plus que l'on oublie le risque majeur qu'il y avait, au temps où Staline menaçait l'Europe, à être antistalinien. «Le prix sera peut-être le poteau d'exécution», me disait Malraux, le 19 mars 1946…

Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p.138-139, (29 mai 1975)
Comme Mauriac interroge Malraux, il s'en suit un échange de manuscrits afin de vérifier que tout ce qui est rapporté par Mauriac convient à Malraux, qu'aucune indiscrétion n'est commise.
Malraux fournit une bonne analyse du Temps immobile, des conditions pour lire Le Temps immobile (une fois encore il est question des témoins: les témoins doivent avoir disparu, condition minimale pour que la dimension littéraire d'un texte puisse être appréciée, apparemment2)):
2 rue d'Estienne-d'Orves, Verrières-le-Buisson,
le 22 février 1974.

Cher Claude Mauriac,
Je vous remercie d'avoir eu l'attention de m'envoyer les épreuves de votre livre.
Vous avez tenté une aventure considérable, dont personne, à la publication du livre, ne sera réellement juge. Même le rapprochement avec vos autres livres me semble vain. Pour que ce Temps immobile devienne ce qu'il est, il faut que le lecteur ne vous connaisse pas, n'ait pas connu François Mauriac; que demeurent seulement, d'une part, un passé dont vous aurez battu les cartes, et d'autre part, la relation avec le temps, de celui qui écrit: je. En face de cette relation, tous les personnages seront unis à l'ancêtre de 1873, séparés cependant de lui par l'optique et par le style. On a maintes fois écrit pour la postérité, mais il s'agit d'autre chose: de s'adresser délibérément à l'avenir. Ce qui était peut-être inévitable lorsque vous preniez le temps pour l'accusé.
[…]

Ibid, p.147
Dans cette première partie, Claude Mauriac tente d'analyser l'esprit de chevalerie qui entourait de Gaulle, ce dévouement inconditionnel (malgré les heures de doute) et cette foi que lui vouait son entourage. Il part du postulat que ce sentiment ou cette sensation sont intransmissibles, resteront incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécus, et il se désole à plusieurs reprises que sa tentative soit vouée à l'échec. Or il me semble que c'est faux: ce sentiment de chevalerie, c'est l'aura qui entoure la Résistance et c'est bien ainsi que de Gaulle est (était?) présenté en classe, rapproché de Jeanne d'Arc (deux résistants à l'envahisseur), ce qui le nimbait d'un peu de son auréole et de son mystère de sainte (les voix et la prédestination).

Une frustration revient, récurrente: il manque la fin des histoires. Comme il s'agit d'un montage d'entrées de journal, certaines anecdotes commencent sans finir, certains événements, depuis longtemps oubliés, ne sont pas recontextualisés. Il manque désormais des notes de bas de page.

Terminons par une citation de Malraux qui m'enchante:
— Camus demanda au Général: «Comment servir la France?» Et le Général répondit: «Qui écrit bien la langue française sert la France!» (p.162)



La deuxième partie s'organise autour de Michel Foucault. Cette amitié tard venue dans la vie de Claude Mauriac est très émouvante, car Mauriac lui-même ne cesse de s'en étonner, ne cesse de s'étonner, avec une véritable candeur, de mériter un tel ami, d'une telle qualité. Or si je ne sais juger du mérite littéraire de Claude Mauriac (son journal le montre davantage historien, témoin, qu'inventeur de sa langue ou d'un style), quelques pages du Temps immobile suffisent à prouver sa droiture, son honnêteté et son esprit d'observation. C'était un homme de cœur.

Mai 68 avait ébranlé, non pas sa fidélité à de Gaulle, mais sa foi dans le fait que le Général représentait spontanément la France; sa mort libère Claude Mauriac de la fidélité à la ligne d'un régime qu'il ne comprend plus, une ligne qui ne lui paraît plus juste. La magie du journal de Claude Mauriac, c'est d'assister au travail d'un homme qui tente de mettre constamment en adéquation sa vie, ses actes, avec ses convictions; et par chance ou par courage, il y parvient constamment.
Cependant, Claude Mauriac ne s'habitue pas tout à fait à ce miracle et en reste étonné, ce qui donne beaucoup de charme à son écriture.

Cette deuxième partie présente de façon très suivie cette fois l'action de Foucault entre 1971 et 1975 en faveur des Arabes (les comités antiracistes), des prisonniers (le respect de leurs droits fondamentaux) ou contre la peine de mort ou Franco. Il s'en suit une vision des partis gauchistes, de leurs méthodes («Le seul fait de reconnaître, à leurs propres yeux, après coup, leurs erreurs, les en absout, et leur permet de recommencer, en toute bonne conscience, de nouvelles bêtises» (p.368)), dont les Maos, qui paraissent tout à fait fous et incontrôlables («paroxytiques»).

Dans ces premiers pas balbutiants dans l'engagement politique, Claude Mauriac souhaite rester honnête et juste, ce qui n'est pas sans poser quelques difficultés. Comment concilier principe et action, théorie et politique? Comment agir quand on se défie du principe même du pouvoir? (c'est un vieux problème, certes; mais j'aime la fraîcheur avec laquelle il est exposé et ressenti par un homme de soixante ans, qui a vécu la Résistance, a été le secrétaire de de Gaulle et est le fils de François Mauriac, qui a été le témoin de toute une époque, et pour qui, malgré tout, le problème continue à se poser, avec la même nouveauté et la même difficulté. D'autre part, c'est une belle conception du journalisme qui s'exprime, celle qui recherche la vérité, et non le spectaculaire. Enfin, que peut une telle conception mesurée de l'action face au fanatisme et à la désinformation, tels qu'exposés dans Théorie du partisan? ):
Cette amitié, donc, cette communion sans équivalent. Et l'impression, aussi, malgré tant de contradictions, d'être dans ma voie, enfin…
Côté négatif: ces contradictions si nombreuses, dont l'impossibilité de concilier mon amitié pour Israël avec ma collaboration de fait avec les comités Palestine. J'ai été pris très vite dans (le mot, banal, répond à l'exacte réalité) l'engrenage. J'ai fait rire, hier, à la réunion de la rue Marcadet (la Maison verte du pasteur Heidrich) en disant: «Je ne puis vous être d'une petite utilité que dans la mesure où je ne suis pas gauchiste… du moins officiellement.» Cet «officiellement» m'a échappé.
Mais aussi: l'impression désagréable de ne pouvoir isoler et préciser les points d'accord. De devoir accepter par solidarité, ou lâcheté, ou distraction, des formulations qui n'ont point mon adhésion. […] (p.298-299. 19 novembre 1972))


Claude Bourdet arrive donc, très tard, lorsque tout est fini, ce qui est une chance, car, s'il avait été là plus tôt, son goût sympathique de la nuance, de l'équilibre, de la perfection, aurait rendu, dès cette première réunion, toute action pratique impossible. Tandis qu'il énonce les noms, très nombreux, de ceux qui, selon lui, devraient figurer au départ même de notre association, noms difficilement assemblables et qui exigeraient, pour être réunis, l'adjonctions d'autres participants encore, pour qu'un dosage subtil maintienne l'équilibre entre les Eglises, les partis, etc., je dis, à voix basse, à Michel Foucault:
— Nous voyons là comment et pourquoi ces hommes admirables de la Résistance ont manqué le destin politique qui était le leur… (p.369-370. 17 mai 1972))


— Ecoutez, il y a quelque chose d'essentiel qui nous sépare: je suis fondamentalement contre la violence. Vous disiez par exemple, tout à l'heure, que vous ne faisiez pas confiance au pouvoir actuel pour appliquer la peine de mort. Cela m'a fait froid dans le dos…
Approbation accusée de Serge [Livrozet]; discrète de Foucault.
— … Et je vous le dis tout net: moi je ne vous fais pas confiance pour l'appliquer non plus. Et d'autant moins que je suis inconditionnellement et que j'ai toujours été, à une exception près, que je regrette, contre la peine de mort…
Attention marquée de Sartre.
— Même à la Libération j'étais contre la peine de mort. La seule exception, que je ne me pardonne pas, a été Salan.
Silence.
— La vérité est que je suis avec vous parce que vous n'êtes pas au pouvoir, et que je cesserai d'être des vôtres dès que vous serez au pouvoir. Après une déviation gaulliste de vingt-cinq ans, que je ne regrette pas, je me suis découvert, ou retrouvé, avant tout contre le pouvoir, quel qu'il soit. (p.423. 6 décembre 1972)


[Foucault répond] — Je ne me souviens pas. Mais, dans ce cas-là, il vaut mieux choisir l'expression la plus forte. Disons donc qu'il [un C.R.S.] m'a dit: «Je vais te faire avaler tes lunettes…»
Le même humour, de nouveau. Cette gaieté dans la voix. En moi, le même étonnement. J'ai pour habitude de chercher toujours à être le plus vrai possible. Il paraît que, dans l'action politique, ce n'est pas recommandé. (p.433. 21 décembre 1972)


Foucault dit: ne pas minimiser non plus. Ce ne sont pas les mots, mais le sens. Avec cet humour silencieux qu'il y a entre nous et nous rend complices, — tout se passant entre les mots, si bien que répéter les mots trahit plus que ne traduit ce que nous pensons et exprimons vraiment. Les mots:
— Ce qu'il y a d'ennuyeux, avec Claude Mauriac, c'est qu'il s'en tient à la stricte vérité, qu'il n'entend rien à l'utilisation politique des faits…
Non, les mots n'étaient pas tout à fair cela non plus. C'était le même débat que celui de «la bonne vieille sciatique» qu'il me conseillait de ne pas nommer telle, après les coups que j'avais reçus de ce C.R.S., boulevard Bonne-Nouvelle —et qui se révéla n'être point une sciatique, en effet—, si bien que c'était peut-être lui qui avait raison, après tout.
Je l'exaspère (ou plutôt: il feint d'être exaspéré) par mon objectivité systématique à l'égard des flics eux-mêmes. Que le petit gros banalisé me semble plutôt sympathique le met hors de lui (ou plutôt: l'incite à faire semblant de l'être, lui et moi étant au fait des règles de notre jeu). (p.569-570. 22 septembre 1975, retour d'Espagne où un groupe est allé protester contre la mort attendant des opposants à Franco).
Claude Mauriac admire Foucault pour son intelligence et son humour, Michel Foucault respecte Mauriac pour sa droiture et son intégrité. C'est tout à fait évident après que Mauriac a fait lire les épreuves de son livre à Foucault, comme avec Malraux, là encore pour garantir que rien n'est infidèle ou indiscret.

Ajoutons enfin qu'on croise dans ces pages Deleuze (qui tient une place importante aux côtés de Foucault), et de façon fugitive Genet (les pyjamas de Genet et la maison Gallimard), Sartre (la rencontre de Sartre et de Foucault, le respect et presque la tendresse dont Claude Mauriac entoure le personnage de Sartre (ce qui m'a surprise, car Sartre me paraît très décrédibilisé aujourd'hui)), Debray (l'expérience de Debray pour gêner les projets policiers), et des personnages secondaires comme Olivier Duhamel, que je suis très étonnée de retrouver dans ces pages parce que je l'ai eu comme professeur (cet homme en col roulé noir, engagé en 1972?), ou Jean Daniel, dont je comprends mieux au vu de son passé militant l'indignation contre Renaud Camus en 2000.


Je termine par une citation qui n'a rien à voir, mais qui me permet désormais d'aller à Roissy avec curiosité, la plaine désolée ayant acquis une histoire:
Les cèdres de Roissy. Je lui dis que je sais, par ma grand-mère, dont le grand-père était à Wagram, qu'ils sont les derniers vestiges du parc de Law. Cela l'intéresse. Il dit d'un ton rêveur:
— Vous avez connu quelqu'un dont le grand-père était à Wagram… (p.552. 22 septembre 1975)





1 : Les espaces imaginaires. Ne pas en rechercher de recension ici, il fait partie de mes multiples billets en retard.
2 : si l'on en croit une remarque de Compagnon à propos de Proust.

vendredi 24 juin 2011

Pressés

Les morts vont vite, et ils vont encore plus vite s'ils sont motorisés.

Carl Schmitt, Théorie du partisan, p.291 (Calmann-Lévy).

dimanche 19 juin 2011

Professions de foi de deux collections

Je trouve ces jours-ci des définitions du travail et de la liberté qui servent, l'une à l'exergue d'une collection, l'autre à une sorte de postface.

Seuil, collection "Des Travaux"
La définition est en exergue et entre guillemets, mais aucune source n'est indiquée. J'aime beaucoup l'évocation du plaisir, si souvent oublié quand on parle de travail, alors qu'il en est en fait la seule motivation et le grand bonheur.
« Travail : ce qui est susceptible d'introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d'une certaine peine pour l'auteur et le lecteur, et avec l'éventuelle récompense d'un certain plaisir, c'est-à-dire d'un accès à une autre figure de la vérité.»

Calman-Lévy, collection "Liberté de l'esprit"
La liberté est un de ces mots qu'aucun parti n'abandonne volontiers à ses adversaires. Aussi, sait-on moins que jamais ce qu'est la liberté dont tout le monde se réclame et que chacun revendique.

Que tous les citoyens aient le droit de voter pour les coandidats de leur choix, que les journaux expriment des opinions cotnradictoires, que les chefs soient critiqués et non acclamés, voilà des faits simples, difficilement discutables, qui permettent, semble-t-il, de reconnaître les régimes politiques de liberté. Illusion, vous répondront de profonds penseurs. Il s'agit là de libertés formelles, plus apparentes que réelles dont ne profitent que les privilégiés? Qu'importe au chômeur, la multiplicité des opinions, des journaux, des partis? Qu'importe à l'ouvrier le droit d'exprimer sans danger ses désirs ou ses jugements? Le prolétaire est esclave du capitaliste, quel que soit le camouflage sous lequel le capitaliste essaie de dissimuler cet esclavage.

Les hommes profitent inégalement des libertés que laissent les démocraties bourgeoises, on le reconnaîtra avec regrets, mais sans réticences. On ne nie pas l'insuffisance des libertés formelles, on met en doute que l'on puisse parler de liberté réelle lorsque ces libertés formelles ont disparu. On dira que les sociétés ne sont pas libres qui interdisent de discuter l'essence de la liberté. Une classe, un parti, un pays, qui prétend au monopole de la liberté et entend que la définition de ce mot soit soustraite à toute controverse est certainement exclu du camp de la liberté.

L'esprit libre refuse les marchands de sommeil, pour reprendre l'expression d'Alain, comme les sociétés libres refusent une orthodoxie imposée par l'État. L'esprit libre n'est pas celui qui promène sur les choses et sur les êtres un regard indifférent. Il avoue franchement les valeurs qu'il respecte, il ne fait pas mystère de ses préférences , de ses affections et de son hostilité, mais il ne soumet pas les événements à une interprétation toute faite à l'avance. Il est assez sûr de sa volonté pour ne pas avoir besoin que le monde la confirme chaque jour. Il n'attend pas que l'Histoire ou quelque autre idole ancienne ou nouvelle lui donne raison.

On a reproché à la collection d'être «orientée». A coup sûr, elle est orientée si l'on entend par là que tous les auteurs appartiennent à une famille. Je ne songe pas, sous prétexte de libéralisme, à accueillir ceux qui refuseraient la discussion ou qui déformeraient les faits pour les plier à leur système.

Le fanatisme aveugle, mais le scepticisme n'est pas une condition de la liberté. Auguste Comte disait qu'il n'y a pas de grande intelligence sans générosité. Peut-être la suprême vertu, en notre siècle, serait-elle de regarder en face l'inhumanité sans perdre la foi dans les hommes.1

Raymon Aron
Les deux livres dans lesquels ont été puisées ces citations sont Alain de Libera, La querelle des universaux et Carl Schmitt, La notion de politique.


Note
1 : Ce texte inédit de Raymond Aron a été rédigé peu après la création de la collection «Liberté de l'esprit», en 1947. Nous remercions Mmes Raymond Aron et Dominique Schnapper d'avoir bien voulu nous autoriser à le publier.

mardi 31 mai 2011

Jeu, play, games

Suite à une remarque de Léo Strauss, Schmitt commente en 1963 une phrase page 97 de l'article publié en 1932.
P.97 «Idéologie, culture, civilisation, économie, morale, droit, arts, divertissements, etc. » Dans son compte rendu de 1932 (Tom. n°356), p.745, Leo Strauss met le doigt sur le mot divertissements (Unterhaltung). A juste titre. Ce mot est ici tout à fait inadéquat, il correspond au stade inachevé de ma réflexion d'alors. Aujourd'hui je parlerais de jeu (Spiel) pour faire ressortir plus nettement le concept opposé à celui de sérieux (Ernst) que Leo Strauss a bien su discerner. Ce qui préciserait également le sens des trois concepts politiques issus du terme de polis qui ont été formés et différenciés par l'étonnant pouvoir ordonnateur de l'État européen de cette époque: la politique à l'extérieur, la police à l'intérieur et la politesse en tant que jeu courtois et «petite politique»; voir à ce sujet mon étude Hamlet oder Hekuba; der Einbruch der Zeit in das Spiel (Hamlet ou Hécube; l'irruption du temps dans le jeu), particulièrement le chapitre Der Spiel im Spiel (Le jeu dans le jeu) et Exkurs über den barbarischen Charakter des Shakespeareschen Dramas (Digression sur le caractère barbare des pièces de Shakespeare). Dans tous ces exposés, le mot jeu (Spiel) serait à traduire par play et il pourrait maintenir en balance une certaine hostilité à vrai dire toute conventionnelle entre joueurs adverses (Gegenspiel). Autre chose est la théorie mathématique des jeux, qui est une théorie des games et son application au comportement humain, présentée par John von Neumann et O. Morgenstern, dans Theory of Games and Economic Behavior Princeton University Press, 1947. Amitiés et hostilité y deviennent éléments de calcul et y sont toutes deux abolies, à l'exemple du jeu d'échecs, où l'opposition entre blancs et noirs n'a plus rien à voir avec l'amitié et l'hostilité. Cependant, ma solution de fortune divertissements implique aussi des allusions au sport, à l'organisation des loisirs et à ces phénomènes nouveaux d'une société de l'abondance dont je n'avais pas encore une conscience assez claire, vu l'atmosphère de la philosophie allemande du travail qui régnait alors.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.190 (1932, revu en 1963 - Calmann-Lévy 1972)

Kitsch encore

Le romantisme du XIXe siècle (si l'on renonce à faire de ce mot un peu dadaïste un véhicule de confusions d'un style bien romantique) n'est en réalité que ce stade esthétique intermédiaire entre le moralisme du XVIIIe et l'économisme du XIXe siècle, il n'est qu'une transition réalisée par le moyen de l'esthétisation de tous les secteurs de l'esprit, opération facile et couronnée de succès. Car l'évolution qui part de la métaphysique et de la morale pour aboutir à l'économie passe par l'esthétique, et la consommation et la jouissance esthétiques, si raffinées soient-elles, représentent la voie la plus sûre et la plus facile vers une emprise totale de l'économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l'existence humaine.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.138 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

vendredi 27 mai 2011

Schmitt diagnostique le kitsch

Dans une Europe en proie à la confusion, une bourgeoisie relativiste s'occupait à transformer en produits de consommation esthétique toutes les civilisations exotiques imaginables.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.115 (1932 - Calman-Lévy, 1972)

lundi 23 mai 2011

Jacob Taubes, En divergent accord- À propos de Carl Schmitt

Le livre est si petit qu'il n'y a rien à en dire sous peine de le recopier. Il présente en quelques textes les rapports que Taubes a entretenu avec Schmitt: un texte, deux lettres, la transcription de réponses orales lors de colloques, transcriptions non remaniées, ce qui leur garde leur vivacité et leur humour, sans le côté plus formel de textes totalement écrits. A lire cela à la suite du livre de Tristan Storme j'ai un peu perdu pied, ne sachant plus si Taubes se répétait de texte en texte ou si j'étais en train de confondre les sources et leur citation… Confusion non désagréable, circularité et références internes.

Je ne fais pas de compte rendu (lisez-le, ça demande très peu de temps); je me contente d'aligner quelques réflexions dépeignées et enthousiastes.


* Définition de «pur».

Cela m'amuse. Définir est sans doute un problème central, et en droit peut-être le problème central.
Je me souviens d'avoir cherché la définition de canonique avant d'aller à un colloque de patristique pour m'apercevoir sur place que c'était finalement l'un des sujets du colloque, d'avoir demandé tout à trac ce que voulait dire théologique à un docteur en théologie (qui n'a pas répondu), de ne jamais utiliser le mot culture, d'utiliser le moins possible de mots généraux à la définition floue (à commencer par "amour"), ce qui présente l'inconvénient d'un concret du discours (un manque d'abstraction) menant à un certain nombre de malentendus.

De quoi parle-t-on exactement?
Donc il y a une gigantomachie que j'ai concentré avec le mot pur, autour du mot pur. Que ce mot pur joue un grand rôle en philosophie, cela ne peut vous avoir échappé entièrement, dès lors que vous pensez à un des titres les plus importants de la philosophie allemande, Critique de la raison pure. Et on se demanderace que cela veut dire au juste, qu'est-ce qui est si pur, que signifie «impur». Comment la raison peut-elle être donc être «pure», «pure» de quoi, qui l'a ainsi lavée? Oui, voilà de drôles de questions, mais je pense très concrètement. «Pur» signifie donc afrranchi de l'expérience, affranchi du langage, affranchi de l'histoire. Ce fut déjà un combat entre Kant et Hamann. Il se peut que quelques-uns d'entre vous aient déjà entendu ce nom sous lequel je ne mets pas le Amam du rôle d'Esther, mais Johann Georg Hamann. Schmitt s'est battu contre une chose: la pure théorie du droit. La pure théorie juridique était en effet celle sans aucun égard pour l'histoire réelle.

Jacob Taubes, En divergent accord - À propos de Carl Schmitt, p.90
(Plus loin (page 102) Taubes se demandera ce que signifie la loi.)


* Temps, décision, moralité

Surprise de voir liés moralité, décision et temps (so camusien1, ou plutôt, RC si souvent so schmittien, avec sa conception développée et instinctive de "l'ennemi" (Mais bon. Je me méfie de ma tendance au kinbotisme)):
Le décisif pour moi, c'est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait jamais été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique aupraravant. […]

La question majeure est en effet celle de la moralité, et là je conteste tout ce qu'a dit Monsieur Sontheimer, et ce pour la raison de principe que voici: il n'a pas seulement défini d'un point de vue moral l'immoralité de la décision, mais il a aussi oublié une réalité foncièrement humaine, à savoir que l'homme, quoi qu'il fasse et dise, agit dans le temps. Par exemple, nous avons une controverse et mon président de séance déclare qu'il faut en terminer à un moment donné. Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le terme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini. Il faut qu'à un moment quelconque du processus au Parlement […] peu importe si le prince s'entretient avec ses conseillers secrets ou le Parlement lui-même, tous s'entretiennent dans le temps, il faut donc qu'à un quelconque moment ils agissent. Et quiconque le nie est immoral, ne comprend effectivement pas la situation humaine, qui est finitude et, parce que finitude, doit céder la place, c'est-à-dire oblige à décider. Donc, je conteste que vous jugiez à partir d'une morale, vous faites de la sorte à partir d'une ignorance de la situation humaine.

Ibid., p.96-97
Nous assistons donc à l'inscription de la décision au cœur de la politique et de la philosophie, et c'est reposant, ou enthousiasmant. Ce merveilleux esprit concret ne manque cependant pas d'élévation: mais que peut bien vouloir dire «[Carl Schmitt] saute la phase mystique, donc la phase démocratique […]» (p.105)? Je ne comprends pas mais cette incompréhension est bien plus joyeuse qu'une saisie immédiate. Ravissement de la pensée à concevoir la démocratie comme [une] mystique.


* Apocalypse

Tout bien pesé, si la pensée, l'écriture, de Taubes, me paraissent si naturelles, si immédiatement ''congenial'' (familières, intimes?), c'est peut-être parce que je partage exactement cette opinion:
Je peux m'imaginer en apocalyptique: le monde, qu'il périsse. I have no spiritual investment in the world as it is. Mais je comprends qu'un autre, lui, investisse dans ce monde et voie dans l'apocalypse, sous quelque forme que ce soit, le principe adverse et qu'il fasse tout le possible pour le subjuguer et le réprimer, parce que venant de là peuvent se déchaîner des forces que nous ne sommes pas en situation de surmonter.

Ibid., p.111
«Le monde, qu'il périsse.» Oui, ça me plaît.


Note
1 : Vaisseaux brûlés, §125 : 125. Avant même d’être une incapacité à gérer l’espace, le désordre domestique (au moins dans mon cas) me paraît être une incapacité à gérer le temps (796-797) : on sait bien qu’avant d’entreprendre ceci, il faudrait en finir avec cela, ranger ses vêtements de la veille avant d’enfiler ceux du jour, clore ce dossier avant d’aborder cet autre, finir cette phrase avant d’ouvrir cette parenthèse, ou de lui infliger cette note. Mais l’urgence vous tenaille (ne serait-ce que sous la forme du désir : on est impatient de faire ceci, de faire cela, on se dit que mieux vaut profiter de cette envie que l’on a de cet accomplissement particulier à ce moment donné pour se débarrasser du labeur qu’il implique, on saute les préliminaires, on choisit de les ignorer (ainsi, m’installant à Plieux (105, 179, 577, 639, 649-650, 732-765, 775, 777, 797), dans ce qui était une ruine, ou peu s’en faut, je n’ai rien fait de ce dont n’importe qui dans son bon sens eût estimé qu’il était essentiel d’y procéder avant toute chose — s’assurer un toit étanche, par exemple, ou revoir entièrement les murs. Tout cela, tous ces préliminaires indispensables, eussent impliqué que j’attendisse, remisse à plus tard l’essentiel, qui me semblait être (ne serait-ce que pour le bien même du bâtiment) d’habiter, de m’installer, d’aménager coûte que coûte un appartement utilisable — on verrait après. Et sans doute les raisonnables, eussent-ils eu à juger de mes actions, se fussent montrés fort désapprobateurs (ils se sont). Mais les raisonnables, de toute façon (surtout ne disposant que des moyens dont je disposais) n’auraient jamais entrepris d’habiter le château de Plieux, et de le restaurer (844). Ou bien, se fussent-ils lancés dans cette entreprise, ils eussent procédés selon les règles et les lois du bon sens, et ils ne seraient toujours pas dans les lieux. (Barthes, qui connaissait cela par ses travaux sur Michelet, disait que ma devise devrait être celle des ducs de Bourgogne (ou bien seulement du Téméraire ?) : J’ai hâte !)), on effectue ce que nous invite à effectuer la détermination idoine que nous trouvons en nous, on se dit que ce sera toujours cela de fait), le téléphone retentit, quelqu’un sonne à la porte, vous allez être en retard à votre rendez-vous — et vous ne pouvez pas laisser partir le courrier sans avoir répondu à ce malheureux réfugié algérien qui sollicite votre aide, ni écrit aux Duchemin qui viennent de perdre leur mère : tant pis, vous rangerez vos chaussures après, vous plierez plus tard ce pull-over abandonné, vous remettrez une autre fois ce disque dans son coffret (quant à faire votre lit, n’en parlons même pas !).

mardi 17 mai 2011

La guerre à la guerre

Rien ne saurait échapper à cette logique du politique. Que l'opposition des pacifistes contre la guerre grandisse jusqu'à les précipiter dans une guerre contre les non-pacifistes, dans une guerre contre la guerre, et cela prouverait que ce pacifisme dispose de fait d'un certain potentiel politique, vu qu'il est assez fort pour regrouper les hommes en amis et ennemis. Quand la volonté d'empêcher la guerre est telle qu'elle ne craint plus la guerre elle-même, c'est que cette volonté est devenue un mobile politique, ce qui revient à dire qu'elle admet la guerre, encore qu'à titre d'éventualité extrême, et qu'elle admet même le sens de la guerre. Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livrent l'humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu'elles discréditent aussi l'ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu'il ne suffit pas de repousser mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d'être simplement cet ennemi qu'il faut remettre à sa place, reconduire à l'intérieur de ses frontières.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.76-77 (1932 révisé en 1963, Calmann-Lévy 1972)

lundi 16 mai 2011

L'existence de l'ennemi : un fait

Mais il n'y a pas lieu d'examiner ici si l'on juge répréhensible ou non (en y trouvant éventuellement une survivance atavique d'époques barbares) le fait que les peuples persistent à se situer très réellement les uns par rapport aux autres selon qu'ils sont amis ou ennemis, si l'on espère que cette discrimination disparaîtra un jour de la Terre, et s'il ne serait pas juste et bon de feindre, pour des raisons d'ordre éducatif, qu'il n'y a pas d'ennemis du tout. Ce ne sont pas les fictions et les abstractions normatives qui font l'objet de cette étude, mais la réalité existentielle et la possibilité effective de la discrimination en question.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.68 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972).

Caractéristiques de l'ennemi

L'ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l'ordre de la moralité ou laid dans l'ordre esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d'un concurrent au niveau de l'économie, il pourra même, à l'occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu'il est l'autre, l'étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu'il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu'à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l'avance, ni par la sentence d'un tiers, réputé non concerné et impartial.

Carl Schmitt, La notion de politique, p.66 (1932 revu en 1963, Calmann-Lévy 1972)

dimanche 15 mai 2011

Tristan Storme : Carl Schmitt et le marcionisme

Dans sa préface, Tristan Storme commence par brosser le contexte de la lecture de Schmitt en France aujourd'hui.

L'adhésion de Carl Schmitt au parti national-socialiste a toujours posé un problème à ses lecteurs et à ses commentateurs, et il s'est dessiné deux tendances dans la controverse: les tenants de la parenthèse, qui tentent de démontrer que l'adhésion nazie ne remet pas en cause la valeur et l'intérêt des travaux schmittiens avant et après la guerre, et les tenants de la continuité, pour lesquels les idées de Carl Schmitt s'enracinent dans la jeunesse pour se développer ensuite, profitant de la période nazie pour laisser leur antisémitisme prendre son essor.

La publication en France en 2002 du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes — paru en 1938 en Allemagne — a eu deux conséquences, une que l'on ne peut pas ne pas remarquer et l'autre bien plus discrète.
La conséquence fort visible est qu'un certain nombre de philosophes français ont décidé qu'il n'était plus possible, plus souhaitable, d'étudier ou de commenter Carl Schmitt: l'adhésion du philosophe allemand au national-socialisme, son antisémitisme virulent, interdisaient qu'on le prît désormais au sérieux. Cette position se doublait d'un anathème jeté sur les philosophes qui continuaient à l'étudier:
Depuis cinq ans, c'est le statut même de digne penseur ou de philosophe que l'on cherche à abroger, Schmitt serait tout au plus un «nazi philosophe», c'est-à-dire, d'abord et avant tout, un nazi1. On en vint donc, tout naturellement, à des conclusions austères et radicales: lire Carl Schmitt serait, sinon un exercice nocif et mortifère, du moins un gaspillage considérable de temps. […] Par conséquent, les lecteurs assidus de Schmitt, ceux qui étudient ses réflexions avec vigilance, au premier rang desquels se situent les théoriciens de la parenthèse, s'en retrouvent déconsidérés, si pas frappés d'anathème. Tout véritable débat devient impossible dès lors qu'une frange appréciable des spécialistes du juriste est littéralement suspectée d'entreprendre la réhabilitation d'une pensée dangereuse et inféconde, par le biais, notamment, d'une expurgation minutieuse et calculée des textes. Ce ne sont plus seulement les thèses des partisans de la rupture que l'on cherche à rejeter en bloc: c'est leur qualité même d'herméneutes qui s'en retrouve ouvertement déniée. Ces chercheurs sont nommément accusés de blanchir un auteur nazi et antisémite, ce qui empêche de continuer à leur reconnaître un statut authentique d'interlocuteurs valables2.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.16-17
La note 4 en bas de la page 16 donne quelques noms appartenant à chaque camp. Je la résume ici en forme de listes:
- les partisans de "Carl Schmitt nazi philosophe à ne pas lire": Yves Charles Zarka, Nicolas Tertulian, Denis Trierweiler;
- les lecteurs de Schmitt "philosophe et nazi" attaqués par les premiers: Etienne Balibar, Philippe Raynaud, André Doremus, Jean-François Kervégan, Olivier Beaud.

La deuxième conséquence de la publication en français du Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes est la formulation de l'hypothèse par quelques chercheurs français (Olivier Beaud, Bernard Lauret, Denis Trierwieler (dans la revue Droits)) d'un marcionisme de Schmitt (à partir des réflexions de Heinrich Meier sur la dimension théologique de Schmitt. Voir T. Storme opus cité p.19-20).
Marcion est un hérétique du deuxième siècle qui ne reconnaît que l'évangile de Luc et les épîtres pauliniennes (notons au passage que les Antithèses de Marcion ayant disparu, sa pensée est reconstituée à partir des attaques ou reproches de ses adversaires, ce qui est proprement fascinant).
Le Dieu de la Nouvelle Alliance, foncièrement bon et rédempteur, s'opposerait au Créateur de ce monde, un Dieu de colère, cruel et vipérin. Ainsi Marcion rompt-il le fil extrêmement ténu qui reliait la création à la rédemption. Le deus saeculi huius dont nous parle l'Ancien Testament, le Créateur du ciel et de la terre, serait responsable d'un «monde mauvais, stupide et grouillant de vermine3», ainsi que de la nature mortelle de l'homme, une créature marquée du sceau indéniable de la faiblesse, une œuvre chétive et misérable. C'est pourquoi il est impensable que Jésus-Christ soit le fils de ce Dieu corrompu et malveillant: il représente et annonce un tout nouveau Dieu, le Novus deus, bon et miséricordieux, qu'aucun lien naturel et qu'aucune obligation ne relie à l'homme. […] Le Dieu chrétien se laisse ainsi exclusivement déterminer d'après la rédemption de son Fils: contre l'élection du peuple juif, le Christ annonce l'universalité de la rédemption; aussi, à travers ses conceptions sotériologiques, s'affirme le dépérissement de la Circoncision dans l'Eucharistie.

Ibid. p.24 et 25
Le but de Tristan Storme est d'étudier cette hypothèse (Schmitt adepte de l'hérésie marcioniste) pour la valider ou l'invalider. Soulignons que retenir cette hypothèse pour en faire un objet d'étude, c'est considérer la théologie comme un domaine constitutif de la pensée schmittienne, comme l'explique le texte stormien.
La méthode empruntée par Tristan Storme est chronologique et retrace le parcours du philosophe selon les trois grandes périodes classiquement retenues: la jeunesse (avant l'adhésion au parti nazi), les années au NSDAP (1933-1942) et les années d'après-guerre — le jeune Schmitt, le nazi Schmitt (appellation calquée sur l'habitude que prendra Schmitt de parler du "juif" XXX à chaque fois qu'il évoquera un philosophe juif durant ces années-là) et le vieux Schmitt.
Cette étude permet de dégager les points d'inflexion de l'œuvre schmittienne, certaines notions d'abord prééminentes passant progressivement au second plan tandis que d'autres prennent de l'importance : ainsi le couple ami-ennemi comme critère du politique, les notions de souveraineté et de représentation dans leur rapport à l'Eglise et l'Incarnation, la kénose, l'opposition terre/mer, le katéchon, l'abandon progressif de la focalisation sur l'Etat pour l'adoption de l'idée de "grands espaces"…; ce qui fait que ce livre constitue une excellente introduction à l'œuvre de Carl Schmitt puisqu'il en dégage les structures et les évolutions. Soulignons la présence d'un précieux index thématique en fin de volume.


Quelques remarques, vite jetées:

* 1/
Finalement, ce qui m'impressionne le plus, c'est la façon dont Schmitt lit les mythes presque au sens littéral, en les prenant quasiment au pied de la lettre et en explorant toutes les conséquences d'une thématique. Bien entendu je songe au Léviathan, surgi dans la pensée de Schmitt de la lecture de Hobbes. Ce Léviathan est observé dans sa dimension maritime et opposé à Béhemoth, le monstre terrestre (pour Schmitt, Hobbes s'est trompé de monstre, et pourtant de cette erreur surgit tout un système plausible d'interprétation du monde, les Juifs sans terre investissant l'univers maritime), mais aussi Caïn et Abel, Epithémée, et bien sûr le katéchon — le temps comme délai.
Schmitt tel que je découvre à travers Tristan Storme me paraît avoir une dimension presque onirique, cherchant l'explication des organisations politiques avérées dans les mythes, expliquant l'organisation politique du monde, les rapports des forces en présence et la façon de se concevoir elles-mêmes et les unes les autres comme les conséquences pratiques de mythes.
Peut-être n'aurais-je pas osé écrire cela de crainte de paraître totalement farfelue, mais j'en trouve la formulation par Taubes, ce qui me permet de me réfugier derrière une autorité:
A Plettenberg, j'eus les entretiens les plus tempétueux que j'aie jamais menés en langue allemande. Il s'agissait d'historiographie in nuce, comprimée dans l'image mythique. C'est le préjugé de la corporation que les images mythiques ou les termes mystiques soient de vagues oracles, flexibles et docilement soumis à toute volonté, tandis que le langage scientifique du positivisme aurait pris la vérité en bail. Rien ne peut être plus éloigné des états de chose réel que ce préjugé historiciste. Dans sa lutte contre l'historicisme, Carl Schmitt se savait en accord avec Walter Benjamin, ou plus exactement c'était Benjamin qui se savait en accord avec Carl Schmitt.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.50
Et cependant, ("cependant" puisque qu'on est habitué à opposer interprétation mythologique et monde physique), Jacob Taubes ou Julien Freund insistent sur la dimension pragmatique de la pensée schmittienne: impossible quand on réfléchit sur l'organisation politique contemporaine de ne pas être aux prises avec l'actualité:
Le décisif pour moi est que Schmitt a compris que l'histoire est une pensée à délai limité, une pensée par délai, que le temps est délai; ce n'avait pas été aussi bien clarifié dans la réflexion philosophico-théologique auparavant. […] Au plus tard le dernier jour, mais à un moment quelconque arrive le teme. On ne peut pas discuter et encore discuter sans fin, à un moment quelconque vient qu'on agit. Donc, le problème du temps est un problème moral et le décisionnisme consiste à signifier qu'il n'y a pas de prolongation à l'infini.

Jacob Taubes, En divergent accord, p.96-97
et Julien Freund, dans sa préface à La notion de politique:
On n'aurait aucune peine à montrer que les ouvrages de Carl Schmitt étaient liés, au moment où il les rédigeait, à une situation politique concrète et que pour cette raison ils véhiculaient une certaine idéologie et constituaient même une prise de position dans le contexte politique de la période considérée. […] N'a-t-il pas poussé le souvi de concilier la réflexion théorique et la prise de position pratique jusqu'à s'exposer à passer aux yeux de ses adversaires pour le Kronjuriste (le juriste principal) du début du régime hitlérien? Son œuvre constitue une aventure à la fois intellectuelle et personnelle.

Julien Freund, préface à La notion de politique, p.34-35 - Calmann-Lévy 1972

* 2/
Pour valider l'hypothèse d'un marcionisme schmittienn, Tristan Storme s'oblige à vérifier pour chaque notion la façon dont Schmitt se réfère à l'Ancien et au Nouveau Testaments, et surtout la façon dont le juriste conçoit une continuité ou une rupture entre les deux. Cela permet de mettre en évidence un véhément anti-judaïsme, un anti-judaïsme davantage qu'un antisémitisme, anti-judaïsme lié à une vision du monde et surtout à une vision du temps — et non à un racisme biologique.

La véhémence de l'anti-judaïsme de Schmitt m'a causé un choc; habituée que je suis à tout ce qu'il convient de ne pas dire, je ne m'attendais pas à voir exposer aussi clairement une théorie du complot. Je ne vois pas comment on peut soutenir la thèse de la parenthèse quand on découvre que Schmitt pense une infiltration juive du monde d'après-guerre à travers les Américains.
Le juriste a l'intime conviction que, derrière l'hégémonie des États-Unis, ce sont les Juifs, les Juifs de toujours, qui refirent irruption au cœur de la nation allemande, glorieux et inusables, dans l'objectif non assumé d'enrayer la chrétienté germanique instigatrice d'un projet multipolaire pour le monde de l'après-guerre.
L'idée fixe qui tourmentera Carl Schmitt durant tout le reste de son existence à Plettenberg demeure l'image mentale d'une «infiltration» juive — une infiltration que favorisèrent amplement les États-Unis eux-mêmes dominés par l'obscurantisme juif — dans le cœur de la société allemande et dans les sphères du savoir, le peuple hébraïque ayant profité des dissensions causées au sortir de la guerre : «Lorsque, en nous-mêmes, nous nous sommes divisés, les juifs se sont sub-introduits4».

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.208-209
Les juifs sont l'ennemi, sans territoire, ils tiennent les mers, détruisent la cohésion de l'Etat, veulent l'universalisme — et donc la guerre sans merci, puisqu'il n'est plus possible (il est interdit) de penser l'ennemi. Il n'y a plus d'ennemis, il n'y a que des criminels.

Et cependant, Carl Schmitt discutera toute sa vie avec de grands philosophes juifs, et l'on ne sait ce qui étonne le plus: que Carl Schmitt accepte de discuter avec "l'étranger", "l'ennemi", ou que Jacob Taubes, après la destructions des juifs d'Europe, finisse par accepter un dialogue direct.
Nous pouvons y voir la recherche de pairs pour la discussion (car il y en a bien peu, comment refuser ceux qui sont là?), nous pouvons y lire une mise en application des théories de Schmitt: "l'ennemi" n'est pas une entité à anéantir, il est respectable, il est même possible de l'admirer pour ses réussites.
Et nous pouvons admettre que tout cela n'est pas totalement compréhensible — ni incompréhensible.


* 3/
Il est possible que la réalité (l'histoire, mais l'histoire à venir, et donc le présent) et la philosophie entretiennent les mêmes rapports que la physique et les mathématiques: on a pu constater que certains théorèmes mathématiques semblaient "inutiles" lors de leur découverte, et que ce n'était qu'avec un décalage de vingt à cinquante qu'ils trouvaient à s'appliquer en physique (les nombres complexes, les équations différentielles, etc…). Je me demande parfois si la philosophie ou plutôt le monde des idées, des penseurs — au sens lâche: toute personne manipulant des hypothèses concernant le monde, le modélisant, y compris les économistes théoriciens (Adam Schmitt ou Keynes), les sociologues (Weber,…) — ne joueraient pas le rôle d'apprentis sorciers, proposant des modèles ou des interprétations du monde que l'histoire se chargerait de mettre à l'épreuve. L'histoire ne serait que les expériences chargées de valider les théories des penseurs. Adam Schmitt aurait donné naissance à l'empire britannique, les philosophes des Lumières à la Révolution Française, Marx à l'Union soviétique, et Schmitt…
(Pourrions-nous dès lors recommander à ces messieurs une certaine prudence?)


Notes
1 : Lionel Richard parle d'une «estampille envahissante», concernant le statut d'auteur «classique» souvent reconnu à Schmitt par les spécialistes en théorie politique («Carl Schmitt, théoricien moderne?», Le magazine littéraire, n°460, janvier 2007, p.80).

2 : Suite au tournures que prit la querelle en France, certains chercheurs décidèrent de se détourner des écrits de Schmitt pour se consacrer à d'autres tâches et à d'autres auteurs.[…]

3 : A. von Harnack Marcion. L'évangile du Dieu étranger. Une monographie sur l'histoire de la fondation de l'Église catholique, p.126.

4 : «Glossarium (extraits)», p.206 (12 janvier 1950). Il s'agit là d'une des très rares allusions de Carl Schmitt à la séparation de l'Allemagne, qui, par ailleurs, n'évoque jamais ouvertement la RDA.

dimanche 8 mai 2011

La confession de Carl Schmitt

Un petit écrit est parvenu à Jérusalem (malheureusement pas à moi, mais à un «adversaire» des Allemands): Ex captivate salus. D'autres ont estimé, «indignés»: confession trop insuffisante de la faute, dérobade. A nous, cela parut un émouvant rapport qui, s'il n'éclairait pas tout, laissait voir néanmoins jusqu'au fond d'une âme; jamais encore je n'ai lu de quelqu'un appartenant à notre génération un récit aussi intime et néanmoins aussi noble (et véridique également), mieux, un tel règlement de compte avec soi-même. Si seulement M. H. avait eu le courage de se juger lui-même ainsi, après que le discours du rectorat en 1933, et bien d'autres choses — la relation à Husserl, l'article du journal des étudiants — as-tu lu cela? Pourrais-je en avoir copie? Buber m'en a parlé. Löwith a écrit là-dessus dans Les Temps modernes, etc. — furent «restés là», il aurait ainsi indiqué à la jeunesse d'Allemagne en recherche une meilleure voie que le Feldweg [Chemin de campagne] (au début, je ne pouvais croire que ce genre de méditation, cette marinade à la Stifter, provenait de M.H. et j'ai parié pour un «cousin par le nom», un homonyme, lorsque j'ai vu l'article dans une revue catholique, Wort une Wahrheit [Parole et Vérité]). Mais Buber m'a dit, Taubes, vous connaissez Être et Temps, vous ne connaissez pas H. — et il avait raison.

Jacob Taubes, En divergent accord, "lettre à Armin Mohler", p.59

mercredi 4 mai 2011

L'autorité ou la vérité

J'ai parlé quarante minutes. Il s'ensuivit un long silence, presque pénible.

Puis le professeur se manifesta et tua toute discussion possible ou en germe, d'abord par sa façon de déprécier Carl Schmitt, «mauvais homme», dont je rapportais les thèses dans le quatrième chapitre de la Théologie politique, et ensuite, de rejeter comme «terriblement unilatérale» une ligne tracée à travers la première moitié du XIXe siècle, telle que le proposait Karl Löwith, de sorte que, à la fin de la séance de séminaire, je me trouvais devant un tas de ruines fait de mes thèses. Aucune interprétation alternative ne fut proposée au problème que j'avais touché, mais on poursuivit dans ce séminaire obtusément: de semaine en semaine, de thème en thème.

Sans le vouloir, le professeur Leonhardt von Muralt m'avait infligé une leçon, à savoir combien Carl Schmitt avait raison de citer Hobbes: auctoritas non veritas facit legem (C'est l'autorité, non la vérité, qui fait la loi).

Jacob Taubes, En divergent accord - A propos de Carl Schmitt, p.28-29

jeudi 21 avril 2011

Le Léviathan, souffre-douleur des Juifs

La tradition juive de la Kabbale nous aurait livré une lecture en tous points éloignée des conceptions chrétiennes. En effet, le Créateur du ciel et de la terre, plutôt que d'affronter le Léviathan, se divertirait en sa compagnie: «Leur Dieu joue avec lui*.» Et les Juifs en feraient tout autant, ils s'amuseraient aux côtés de l'abomination qu'ils réussirent à apprivoiser. Bien plus, à l'approche de la fin des temps, devant l'imminence des plus grands malheurs qu'il s'agirait de retenir, le peuple élu se ruerait sur le monstre aquatique l'arme blanche à la main, sans prendre garde au fait que celui-ci pourrait constituer le meilleur allié face à la survenue des dangers. Les Juifs chercheraient plutôt à découper le Léviathan en fines lamelles, à le dépecer en vue d'en savourer la chair et de célébrer ainsi dignement le Banquet millénaire.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.122


* Carl Schmitt cité par N. Sombart, Les Mâles Vertus des Allemands. Autour du syndrome de Carl Schmitt, p.244-245. C'est nous qui soulignons.

La Croix : un hameçon pour pêcher le Léviathan

Afin de soumettre et défaire l'adversaire diabolique, Dieu aurait fixé le Christ en croix sur un hameçon qu'il agiterait depuis l'extrêmité d'un fil. Le grand poisson, séduit par la saveur divine d'un tel mets, aurait tenté de croquer le Fils de l'Homme, tandis que le piège se refermait sur lui. Dieu aurait donc triompher du Léviathan, de la créature démoniaque, par le truchement de la mort du Messie sur la croix. À travers l'allégorie patristique du diable vaincu, le Très-Haut était figuré «en pêcheur, le Christ comme appât sur l'hameçon, et le Léviathan comme poisson géant pris à l'hameçon.1»

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.121-122




Note
1 : C. Schmitt, Le Léviathan dans la théorie de l'État de Thomas Hobbes, p.76 - Seuil, 2002.

Le Léviathan dans la doctrine de l'Etat de Thomas Hobbes

Si l'on accepte le verdict proclamé outre-Rhin, un tel ouvrage contiendrait la quintessence d'une pensée politique complexe, difficile à saisir. Le Léviathan de Carl Schmitt représenterait à la fois un tournant dans les réflexions de l'auteur — Schmitt revoit en effet sa position à l'encontre du libéralisme — et une confirmation des thèses antérieures, tant l'Etat fort demeure malgré tout la conformation à opposer aux conceptions libérales qui favoriseraient la fuite du politique en dehors de l'Etat. Le juriste n'a aucunement hésité à présenter cette double «position» comme une critique à peine déguisée du régime national-socialiste, arguée au nez et à la barbe des intellectuels nazis les plus hauts placés.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.117-118

mercredi 20 avril 2011

Carl Schmitt et Walter Benjamin, une embarrassante reconnaissance réciproque

À l'origine du dialogue entre les deux philosophes se situe la fameuse lettre de Benjamin envoyée au penseur conservateur, que Taubes qualifia un jour de «mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l'histoire intellectuelle dans la période de Weimar1». Ce courrier daté de décembre 1930 n'est pas repris dans la Correspondance de l'esthéticien que Gershom Scholem et Theodor Adorno publièrent en deux volumes courant 1966; une telle lettre aurait brisé, ou à tout le moins altéré, l'image de l'auteur allemand que ses anciens amis cherchaient à diffuser 2. Pour preuve, Walter Benjamin y reconnaît expressément sa dette envers la présentations schmittienne «de la théorie de la souveraineté au XVIIe siècle […] [et les] modes de recherche3» développés dans La Dictature. Semblables éloges ne laissèrent pas Schmitt insensible, qui, pour la peine, mentionna cette lettre dans Hamlet ou Hécube4, ouvrage dans lequel il souligne, d'autre part, la grande valeur du travail de son collègue5. On constate, au final, que les deux hommes partageaient, sinon une admiration l'un pour l'autre, du moins un respect durable et réciproque. Le juriste prétendra d'ailleurs que tous deux «entretenaient des contacts quotidiens [we were in daily contact]6» L'intérêt de Benjamin pour Schmitt — cet incident particulièrement irritant de l'époque de Weimar — dépassera les simples aveux laconiques contenus dans les quelques lignes de ce courrier (et relayés dans Hamlet et Hécube), puis qu'il ira jusqu'à nourrir un véritable débat intellectuel sur les notions de souveraineté et d'état d'exception.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionime, p.108-109
Les pages qui suivent me rappellent ma première dissertation de philo en hypokhâgne, dont le sujet était à peu près : "Pour philosopher, faut-il lire les philosophes?"
Leo Stauss et Carl Schmitt lisent chacun Hobbes, Strauss lit Schmitt lisant Hobbes, Schmitt lit Strauss le lisant à propos de Hobbes, Benjamin lit Schmitt, Schmitt lit Strauss lisant Spinoza lisant Hobbes…



Notes
1 : J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.51
2 : voir Samuel Weber, «Taking exception to decision: Walter benjamin and Carl Schmitt», Diacritics — A review of contemporary criticism, vol.22, °3-4, automne-hiver 1992, p.5-6
3 : Walter Benjamin cité par J. Taubes, En divergent accord. À propos de Carl Schmitt, p.52
4 : «Walter Benjamin se réfère dans son livre […] à ma définition de la souveraineté; il m'a exprimé sa reconnaissance dans une lettre personnelle en 1930» (C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, p.103)
5 : Carl Schmitt cite Ursprung des deutschen Trauerspiels (1928) comme l'un des «trois livres qui […] [lui apportèrent] des informations précieuses et des éléments d'interprétations essentiels» en ce qui concerne la question de l'origine de l'action tragique (Hamlet ou Hécube, p.9)
6 : Carl Schmitt cité par H.Bredekamp, «From Walter Benjamin to Carl Schmitt, via Thomas Hobbes», p.261 (traduction personnelle. La citation est extraite d'une lettre datée du 11 mai 1973 adressée à l'attention de Hansjörg Viesel.

dimanche 17 avril 2011

Le fonctionnaire : la dignité transmise par la fonction

La fonction conditionne l'individu, le promeut à l'état de «pape»; ou plutôt, c'est l'individu qui, à travers l'exercice de sa fonction, cesse d'être un homme, se démet de sa mortalité, pour atteindre le statut de «fonctionnaire» — le Pontifex maximus capable de représenter le Christ lui-même, personnellement. La mort de l'individu équivaut à la naissance du gouvernant, qui, puisqu'il ne vit publiquement que par son statut, que par sa fonction, et non par son humanité, échappe à la souillure originelle.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.81
remarque : Comment ne pas penser au père de Sébastian Haffner, fonctionnaire allemand modèle de l'entre-deux guerres?

L'Eglise, modèle de l'Etat

Tout comme la société humaine est représentée à travers le pouvoir de l'Église, le peuple rassemblé, mais informe politiquement, est représenté par une instance trancendante et supérieure qui, d'un même geste, lui donne sa forme politique: l'État assure le passage de la voluntas — de l'unité —, au «vouloir» authentique — à la prise de décision.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.78

vendredi 15 avril 2011

Des fauteuils club

Dans un commentaire qu'il fit du célèbre poème cosmologique de son ami Theodor Däubler, portant le titre énigmatique de Nordlicht [aurore boréale], Carl Schmitt recourt expressément à l'imagerie vétérotestamentaire:

« Ils [les hommes de l'époque] veulent le ciel sur la terre, le ciel comme résultat de l'industrie et du commerce; il doit se trouver ici sur terre, à Berlin, Paris ou New York, un ciel avec des bains, des automobiles et des fauteuils club, dont le livre sacré serait le guide du voyageur. Ils ne veulent pas le Dieu de l'amour et de la gâce, et puisqu'ils ont déjà réalisé tant de choses étonnantes, pourquoi ne «fabriqueraient-ils pas» [machen] la tour [Turmbau, allusion à la construction de la tour de Babel] d'un ciel terrestre?»1

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.61



Note
1 : Cité par M. Weyembergh, «Carl Schmitt et le problème de la technique», dans P. Chabot, G. Hottois (éd.), Les philosophes et la Technique, p.158. Les remarques entre crochets sont de Maurice Weyembergh.

jeudi 14 avril 2011

Pour une lecture schmittienne de Facebook ?

Évidemment, ça dépend de l'habilité de chacun à paramétrer son compte Facebook pour définir une hiérarchie parmi les personnes qui ont accès à ses données.
Tout comme la distinction entre l'ami et l'ennemi, le dogme théologique fondamental affirmant le péché du monde et l'homme pécheur aboutit (tant que la théologie ne s'est pas dégradée en morale normative pure ou en pédagogie, et le dogme en pure discipline) à répartir les hommes en catégories, à marquer les distances, et il rend impossible l'optimisme indifférencié propre aux conceptions courantes de l'homme.

C. Schmitt, La Notion de politique, p.108-109 Flammarion, 2004, cité par Tristan Storme dans Carl Schmitt et le marcionisme p.47 (C'est Tristan Storme qui souligne).

Au-delà de la boutade, il reste que je me prends à rêvasser sur ce que pourrait être une nation "hors sol", sans notion de territoire, constituée d'amis virtuels mais réels, réels mais virtuels (beau sujet de science-fiction?).
Je me demande quelle forme ont pris les appels à la résistance ou au soulèvement sur FB, en ce qui concerne les événements actuels dans les pays arabes: des groupes, des pages, le compte personnel d'un leader?
Les relations d'amitié — la constitution de groupes amis, prépolitiques, — ne sont pas définies par l'émergence de l'ennemi; elle s'établissent au sein de l'état de nature et représentent le réquisit indispensable d'une incrémentation politique ultérieure. Il n'y a d'ennemi politique que s'il lui préexiste une entité groupale, une collectivité prédisposée à devenir politique, à discriminer l'ennemi, s'étant déjà elle-même homogénéisée. (Tristan Storme, opus cité, p.48)
[…]
C'est à travers l'«apparition» soudaine de l'ennemi, à travers son surgissement, que la politicité de l'amitié groupale, ce la nation homogène, devient efficiente. (''Ibid'', p.50)
[…]
[L'ennemi] menace de mettre à mort l'amitié, par le biais d'une lutte armée, d'une lutte possiblement réelle. Cette tension entre possibilité et effectivité, entre virtualité et réalité, permet au groupe ami, à la nation, d'atteindre le status politicus; elle vient consolider l'amitié homogène dans son critère extrême d'association, et en attiser la conscience. (p.51)

complément le 26 avril 2011
Je suis un peu embarrassée par l'éventuelle publicité faite à ce billet. Il va de soi que ce n'était qu'une pochade, quelque chose comme une tentative de lecture kinbotienne (ie, une illustration de la façon dont une grille de lecture ou un parti pris peut déformer une interprétation).
Ce billet intervenait tôt dans le livre de Storme, c'est-à-dire au cours de la lecture du chapitre décrivant la philosophie de "Schmitt jeune".
En poursuivant la lecture (chapitre "Schmitt nazi"), Facebook pourrait être comparé à la mer (l'absence de frontières, la fin de la représentation, l'individu et l'individualisme du libéralisme). Plus loin (le Schmitt de l'après-guerre, qui ne rencontre que des Juifs allemands et pas d'Américains), on pourrait se dire qu'il n'est pas surprenant que FB ait été mis au point par Mark Zuckerberg…

lundi 11 avril 2011

L'homme et l'œuvre

Confondre la vie de l'homme avec celle de l'œuvre (désormais déchue au rang de «documents»), c'est-à-dire réduire la valeur d'une pensée aux convictions et comportements politiques de son auteur, aussi funestes furent-ils, revient à s'interdire toute possibilité d'une compréhension rigoureuse de l'œuvre en tant qu'œuvre, à déclarer la mise en bière des vertus de l'analyse systématique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.18

Douloureux mais tangible

Malgré le caractère éristique et agité du débat entre continuistes et théoriciens de la parenthèse, se faisait jour la réalité d'un dialogue scientifique, douloureux mais tangible, que la publication en français d'un ouvrage fort controversé du juriste, rédigé en 1938 et teinté d'un antisémitisme virulent, poussa jusqu'à des conclusions extrêmes: la traduction en 2002, du Léviathan dans la doctine de l'Etat de Thomas Hobbes, sous-titré Sens et échec d'un symbole politique, provoqua le revirement d'une querelle, jusqu'ici dialogique.

Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, p.13-14
Il s'agit du débat autour de la période nationale-socialiste de Schmitt: continuité ou parenthèse?
Ce que décrit ici Tristan Storme, c'est le moment où le débat a cessé d'être débat, le moment où il n'a plus été possible d'avoir une opinion contraire au diktat de la pensée morale/moralisante/moralisatrice.

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